Le Cas’Nard

Journal de Bernard Martial

© Bernard MARTIAL – août 2014


Le temps vécu en poésie

dimanche 25 août 2013, par Bernard MARTIAL

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LE TEMPS VÉCU en poésie

Sélection établie par Bernard MARTIAL, professeur de lettres-philosophie en CPGE Thème 2013-2015 : « Le temps vécu »

1. Joachim du Bellay (1522-1560), Les Antiquités de Rome, (1558).
2. Pierre de Ronsard (1524-1585), Continuation des amours, XXXV (1555).
3. Jean de La Fontaine (1621-1695), Fables, VII, 4 (1678). « La fille ».
4. Alphonse de Lamartine (1790- 1869), Méditations poétiques (1820). « Le Lac ».
5. Gérard de Nerval (1808- 1855), Ode (1824). « Le Temps », Ode.
6. Charles Baudelaire (1821-1867), Les Fleurs du mal, « Spleen et idéal », X (1857). « L’ennemi ».
7. Charles Baudelaire (1821-1867), Les Fleurs du mal, « Spleen et idéal », LXXX (1857). « Le goût du néant ».
8. Charles Baudelaire (1821-1867), Les Fleurs du mal, « Spleen et idéal », LXXXV (1861). « L’horloge ».
9. Arthur Rimbaud (1854- 1891), Cahier de Douai (29 avril 1870). « Soleil et chair ».
10. Charles Cros (1842- 1888), Le coffret de santal (1873). « Ballade du dernier amour ».
11. Marcel Proust (1871- 1922), Poèmes. « Je contemple souvent le ciel de ma mémoire ».
12. Guillaume Apollinaire (1880-1918), Alcools (1913). « Le Pont Mirabeau ».
13. Jules Supervielle, 
Les Amis inconnus, (1934). « Les chevaux du Temps ».
14. Boris Vian (1920-1959), Textes et Chansons. « L’évadé ».
15. Louis Aragon (1897-1982), Le roman inachevé (1956). « Je chante pour passer le temps ».
16. Louis Aragon (1897-1982), Elsa (1959). « Un homme passe sous la fenêtre et chante ».

1. Joachim du Bellay (1522-1560), Les Antiquités de Rome, (1558).

Nouveau venu, qui cherches Rome en Rome
Et rien de Rome en Rome n’aperçois, 

Ces vieux palais, ces vieux arcs que tu vois,

 Et ces vieux murs, c’est ce que Rome on nomme.

Vois quel orgueil, quelle ruine et comme
Celle qui mit le monde sous ses lois, 

Pour dompter tout, se dompta quelquefois,

 Et devint proie au temps, qui tout consomme.

Rome de Rome est le seul monument, 

Et Rome Rome a vaincu seulement.

Le Tibre seul, qui vers la mer s’enfuit,

Reste de Rome. Ô mondaine inconstance !

Ce qui est ferme est par le temps détruit,

 Et ce qui fuit au temps fait résistance.

2. Pierre de Ronsard (1524-1585), Continuation des amours, XXXV (1555).

Je vous envoie un bouquet que ma main
Vient de trier de ces fleurs épanies ;
Qui ne les eût à ce vêpre cueillies
Chutes à terre elles fussent demain.

Cela vous soit un exemple certain
Que vos beautés bien qu’elles soient fleuries
En peu de temps cherront toutes flétries
Et comme fleurs périront tout soudain.

Le temps s’en va, le temps s’en va, ma Dame,
Las ! le temps non, mais nous, nous en allons,
Et tôt serons étendus sous la lame ;

Et des amours desquelles nous parlons,
Quand serons morts, n’en sera plus nouvelle ;
Pour ce, aimez-moi cependant qu’êtes belle.

3. Jean de La Fontaine (1621-1695), Fables, VII, 4 (1678)

La fille

Certaine fille un peu trop fière
Prétendait trouver un mari

Jeune, bien fait et beau, d’agréable manière,
Point froid et point jaloux : notez ces deux points-ci.

Cette fille voulait aussi

Qu’il eût du bien, de la naissance,

 De l’esprit, enfin tout ; mais qui peut tout avoir ?

Le destin se montra soigneux de la pourvoir :

 Il vint des partis d’importance.

La belle les trouva trop chétifs de moitié.

« Quoi moi ? quoi ces gens-là ? L’on radote, je pense.

A moi les proposer ! Hélas ils font pitié.

Voyez un peu la belle espèce ! »
L’un n’avait en l’esprit nulle délicatesse ;

 L’autre avait le nez fait de cette façon-là ;

 C’était ceci, c’était cela,

 C’était tout ; car les précieuses 

Font dessus tous les dédaigneuses.

Après les bons partis, les médiocres gens

Vinrent se mettre sur les rangs.

Elle de se moquer. Ah vraiment je suis bonne

De leur ouvrir la porte : Ils pensent que je suis

 Fort en peine de ma personne.

Grâce à Dieu, je passe les nuits
Sans chagrin, quoique en solitude.
La belle se sut gré de tous ces sentiments.

L’âge la fit déchoir : adieu tous les amants.

Un an se passe et deux avec inquiétude.

Le chagrin vient ensuite : elle sent chaque jour

Déloger quelques Ris, quelques jeux, puis l’amour ; 

Puis ses traits choquer et déplaire ;

 Puis cent sortes de fards. Ses soins ne purent faire

Qu’elle échappât au temps cet insigne larron.
Les ruines d’une maison

Se peuvent réparer : que n’est cet avantage

Pour les ruines du visage !

Sa préciosité changea lors de langage.

Son miroir lui disait : « Prenez vite un mari. »
Je ne sais quel désir le lui disait aussi :
Le désir peut loger chez une précieuse.

Celle-ci fit un choix qu’on n’aurait jamais cru,

 Se trouvant à la fin tout aise et tout heureuse

 De rencontrer un malotru.

4. Alphonse de Lamartine (1790- 1869), Méditations poétiques (1820).

Le Lac



 Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages,

Dans la nuit éternelle emporté sans retour,

 Ne pourrons-nous jamais sur l’océan des âges

Jeter l’ancre un seul jour ?




O lac ! l’année à peine a fini sa carrière,

 Et près des flots chéris qu’elle devait revoir,

 Regarde ! je viens seul m’asseoir sur cette pierre

Où tu la vis s’asseoir !


Tu mugissais ainsi sous ces roches profondes ;

Ainsi tu te brisais sur leurs flancs déchirés ;

 Ainsi le vent jetait l’écume de tes ondes

Sur ses pieds adorés.



Un soir, t’en souvient-il ? nous voguions en silence ;

On n’entendait au loin, sur l’onde et sous les cieux,

 Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence

Tes flots harmonieux.




Tout à coup des accents inconnus à la terre

Du rivage charmé frappèrent les échos :

 Le flot plus attentif, et la voix qui m’est chère

Laissa tomber ces mots :




« Ô temps, suspends ton vol ! et vous, heures propices,
Suspendez votre cours !

 Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours !



Assez de malheureux ici-bas vous implorent,
Coulez, coulez pour eux ;
Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent ;

 Oubliez les heureux.




Mais je demande en vain quelques moments encore,
Le temps m’échappe et fuit ;

 Je dis à cette nuit : Sois plus lente ; et l’aurore

Va dissiper la nuit.



Aimons donc, aimons donc ! de l’heure fugitive,
Hâtons-nous, jouissons !

L’homme n’a point de port, le temps n’a point de rive ;

 Il coule, et nous passons !

Temps jaloux, se peut-il que ces moments d’ivresse,

 Où l’amour à longs flots nous verse le bonheur,

 S’envolent loin de nous de la même vitesse

 Que les jours de malheur ?



Hé quoi ! n’en pourrons-nous fixer au moins la trace ?

Quoi ! passés pour jamais ? quoi ! tout entiers perdus ?
Ce temps qui les donna, ce temps qui les efface,

 Ne nous les rendra plus ?



Éternité, néant, passé, sombres abîmes,

 Que faites-vous des jours que vous engloutissez ?
Parlez : nous rendrez-vous ces extases sublimes
Que vous nous ravissez ?



Ô lacs ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure !

 Vous que le temps épargne ou qu’il peut rajeunir,

 Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,

 Au moins le souvenir !



Qu’il soit dans ton repos, qu’il soit dans tes orages,

 Beau lac, et dans l’aspect de tes riants coteaux,

 Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocs sauvages

Qui pendent sur tes eaux !




Qu’il soit dans le zéphyr qui frémit et qui passe,

 Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés,

 Dans l’astre au front d’argent qui blanchit ta surface

De ses molles clartés !


Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,

 Que les parfums légers de ton air embaumé, 

Que tout ce qu’on entend, l’on voit ou l’on respire,

 Tout dise : Ils ont aimé !

5. Gérard de Nerval (1808- 1855), Ode (1824).

Le Temps

Ode

I 

 Le Temps ne surprend pas le sage ;

 Mais du Temps le sage se rit,

 Car lui seul en connaît l’usage ;

 Des plaisirs que Dieu nous offrit,

 Il sait embellir l’existence ;

 Il sait sourire à l’espérance, 

Quand l’espérance lui sourit.



II
 
 Le bonheur n’est pas dans la gloire,

 Dans les fers dorés d’une cour,

 Dans les transports de la victoire, 

Mais dans la lyre et dans l’amour.

 Choisissons une jeune amante, 

Un luth qui lui plaise et l’enchante ;

 Aimons et chantons tour à tour !




III



« Illusions ! vaines images ! »
Nous dirons les tristes leçons 

De ces mortels prétendus sages

 Sur qui l’âge étend ses glaçons ;
« Le bonheur n’est point sur la terre,

 Votre amour n’est qu’une chimère,

 Votre lyre n’a que des sons ! »

IV

 Ah ! préférons cette chimère

 A leur froide moralité ;

 Fuyons leur voix triste et sévère ;

 Si le mal est réalité,

 Et si le bonheur est un songe,

 Fixons les yeux sur le mensonge,

 Pour ne pas voir la vérité.



V



Aimons au printemps de la vie,

 Afin que d’un noir repentir 

L’automne ne soit point suivie ;

 Ne cherchons pas dans l’avenir 

Le bonheur que Dieu nous dispense ;

 Quand nous n’aurons plus l’espérance,

 Nous garderons le souvenir.



VI



Jouissons de ce temps rapide

Qui laisse après lui des remords,

 Si l’amour, dont l’ardeur nous guide,

 N’a d’aussi rapides transports :

 Profitons de l’adolescence,

 Car la coupe de l’existence

 Ne pétille que sur ses bords !


6. Charles Baudelaire (1821-1867), Les Fleurs du mal, « Spleen et idéal », X (1857).

L’ennemi

Ma jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage,
Traversé çà et là par de brillants soleils ;
Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage,
Qu’il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils.

Voilà que j’ai touché l’automne des idées,
Et qu’il faut employer la pelle et les râteaux
Pour rassembler à neuf les terres inondées,
Où l’eau creuse des trous grands comme des tombeaux.

Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve
Trouveront dans ce sol lavé comme une grève
Le mystique aliment qui ferait leur vigueur ?

- O douleur ! ô douleur ! Le Temps mange la vie,
Et l’obscur Ennemi qui nous ronge le cœur
Du sang que nous perdons croît et se fortifie !

7. Charles Baudelaire (1821-1867), Les Fleurs du mal, « Spleen et idéal », LXXX (1857).

Le goût du néant

Morne esprit, autrefois amoureux de la lutte,

 L’Espoir, dont l’éperon attisait ton ardeur,

 Ne veut plus t’enfourcher ! Couche-toi sans pudeur,

 Vieux cheval dont le pied à chaque obstacle bute.

Résigne-toi, mon coeur ; dors ton sommeil de brute.

Esprit vaincu, fourbu ! Pour toi, vieux maraudeur,

 L’amour n’a plus de goût, non plus que la dispute ;

 Adieu donc, chants du cuivre et soupirs de la flûte !

Plaisirs, ne tentez plus un coeur sombre et boudeur !

Le Printemps adorable a perdu son odeur !

Et le Temps m’engloutit minute par minute,

 Comme la neige immense un corps pris de roideur ; 

Je contemple d’en haut le globe en sa rondeur,

 Et je n’y cherche plus l’abri d’une cahute.

Avalanche, veux-tu m’emporter dans ta chute ?

8. Charles Baudelaire (1821-1867), Les Fleurs du mal, « Spleen et idéal », LXXXV (1861).

L’horloge

Horloge ! Dieu sinistre, effrayant, impassible,
Dont le doigt nous menace et nous dit : « Souviens-toi !
Les vibrantes Douleurs dans ton cœur plein d’effroi
Se planteront bientôt comme dans une cible ;

Le Plaisir vaporeux fuira vers l’horizon

Ainsi qu’une sylphide au fond de la coulisse ;

 Chaque instant te dévore un morceau du délice

A chaque homme accordé pour toute sa saison.

Trois mille six cents fois par heure, la Seconde

 Chuchote : Souviens-toi ! - Rapide, avec sa voix

D’insecte, Maintenant dit : Je suis Autrefois,

 Et j’ai pompé ta vie avec ma trompe immonde !

Remember ! Souviens-toi, prodigue ! Esto memor !

(Mon gosier de métal parle toutes les langues.)

Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues

Qu’il ne faut pas lâcher sans en extraire l’or !

Souviens-toi que le Temps est un joueur avide

Qui gagne sans tricher, à tout coup ! c’est la loi.

Le jour décroît ; la nuit augmente, souviens-toi !

 Le gouffre a toujours soif ; la clepsydre se vide.

Tantôt sonnera l’heure où le divin Hasard,

 Où l’auguste Vertu, ton épouse encor vierge,
Où le Repentir même (oh ! la dernière auberge !),

 Où tout te dira : Meurs, vieux lâche ! il est trop tard ! »

9. Arthur Rimbaud (1854- 1891), Cahier de Douai (29 avril 1870).

Soleil et chair

Le Soleil, le foyer de tendresse et de vie,

 Verse l’amour brûlant à la terre ravie,

 Et, quand on est couché sur la vallée, on sent

 Que la terre est nubile et déborde de sang ;

 Que son immense sein, soulevé par une âme,

 Est d’amour comme Dieu, de chair comme la femme,

 Et qu’il renferme, gros de sève et de rayons,

 Le grand fourmillement de tous les embryons !




Et tout croît, et tout monte !



- Ô Vénus, ô Déesse !

 Je regrette les temps de l’antique jeunesse,

 Des satyres lascifs, des faunes animaux,

 Dieux qui mordaient d’amour l’écorce des rameaux

 Et dans les nénufars baisaient la Nymphe blonde !

 Je regrette les temps où la sève du monde,

 L’eau du fleuve, le sang rose des arbres verts

 Dans les veines de Pan mettaient un univers !

 Où le sol palpitait, vert, sous ses pieds de chèvre ;

 Où, baisant mollement le clair syrinx, sa lèvre

 Modulait sous le ciel le grand hymne d’amour ;

 Où, debout sur la plaine, il entendait autour

Répondre à son appel la Nature vivante ;

 Où les arbres muets, berçant l’oiseau qui chante,

 La terre berçant l’homme, et tout l’Océan bleu

Et tous les animaux aimaient, aimaient en Dieu !

 Je regrette les temps de la grande Cybèle

Qu’on disait parcourir, gigantesquement belle,

 Sur un grand char d’airain, les splendides cités ;

 Son double sein versait dans les immensités

Le pur ruissellement de la vie infinie.

 L’Homme suçait, heureux, sa mamelle bénie,

 Comme un petit enfant, jouant sur ses genoux.


- Parce qu’il était fort, l’Homme était chaste et doux.



Misère ! Maintenant il dit : Je sais les choses,

 Et va, les yeux fermés et les oreilles closes.

 Et pourtant, plus de dieux ! plus de dieux ! l’Homme est Roi,

 L’Homme est Dieu ! Mais l’Amour, voilà la grande Foi !

 Oh ! si l’homme puisait encore à ta mamelle,

 Grande mère des dieux et des hommes, Cybèle ;

 S’il n’avait pas laissé l’immortelle Astarté

Qui jadis, émergeant dans l’immense clarté

Des flots bleus, fleur de chair que la vague parfume,

 Montra son nombril rose où vint neiger l’écume,

 Et fit chanter, Déesse aux grands yeux noirs vainqueurs,

 Le rossignol aux bois et l’amour dans les coeurs !



II



Je crois en toi ! je crois en toi ! Divine mère,

 Aphrodite marine ! - Oh ! la route est amère 

Depuis que l’autre Dieu nous attelle à sa croix ;

 Chair, Marbre, Fleur, Vénus, c’est en toi que je crois !

- Oui, l’Homme est triste et laid, triste sous le ciel vaste.

Il a des vêtements, parce qu’il n’est plus chaste,

 Parce qu’il a sali son fier buste de dieu,

 Et qu’il a rabougri, comme une idole au feu,

 Son cors Olympien aux servitudes sales !

 Oui, même après la mort, dans les squelettes pâles

 Il veut vivre, insultant la première beauté !

- Et l’Idole où tu mis tant de virginité,

 Où tu divinisas notre argile, la Femme,

 Afin que l’Homme pût éclairer sa pauvre âme

 Et monter lentement, dans un immense amour,

 De la prison terrestre à la beauté du jour,

 La Femme ne sait plus même être courtisane !

- C’est une bonne farce ! et le monde ricane

 Au nom doux et sacré de la grande Vénus !



III



Si les temps revenaient, les temps qui sont venus !

- Car l’Homme a fini ! l’Homme a joué tous les rôles !

 Au grand jour, fatigué de briser des idoles,

 Il ressuscitera, libre de tous ses Dieux,

 Et, comme il est du ciel, il scrutera les cieux !

 L’Idéal, la pensée invincible, éternelle,

 Tout ; le dieu qui vit, sous son argile charnelle,

 Montera, montera, brûlera sous son front !

 Et quand tu le verras sonder tout l’horizon,

 Contempteur des vieux jougs, libre de toute crainte,

 Tu viendras lui donner la Rédemption sainte !

- Splendide, radieuse, au sein des grandes mers

 Tu surgiras, jetant sur le vaste Univers

 L’Amour infini dans un infini sourire !

 Le Monde vibrera comme une immense lyre

 Dans le frémissement d’un immense baiser !



- Le Monde a soif d’amour : tu viendras l’apaiser.



Ô ! L’Homme a relevé sa tête libre et fière !

 Et le rayon soudain de la beauté première

 Fait palpiter le dieu dans l’autel de la chair !

 Heureux du bien présent, pâle du mal souffert,

 L’Homme veut tout sonder, - et savoir ! La Pensée,

 La cavale longtemps, si longtemps oppressée

 S’élance de son front ! Elle saura Pourquoi !...

 Qu’elle bondisse libre, et l’Homme aura la Foi !


- Pourquoi l’azur muet et l’espace insondable ?

 Pourquoi les astres d’or fourmillant comme un sable ?

 Si l’on montait toujours, que verrait-on là-haut ?

 Un Pasteur mène-t-il cet immense troupeau

 De mondes cheminant dans l’horreur de l’espace ?

 Et tous ces mondes-là, que l’éther vaste embrasse,

 Vibrent-ils aux accents d’une éternelle voix ?

- Et l’Homme, peut-il voir ? peut-il dire : Je crois ?

 La voix de la pensée est-elle plus qu’un rêve ?

 Si l’homme naît si tôt, si la vie est si brève,

 D’où vient-il ? Sombre-t-il dans l’Océan profond

 Des Germes, des Foetus, des Embryons, au fond

 De l’immense Creuset d’où la Mère-Nature

 Le ressuscitera, vivante créature,

 Pour aimer dans la rose, et croître dans les blés ?...



Nous ne pouvons savoir ! - Nous sommes accablés

 D’un manteau d’ignorance et d’étroites chimères !

 Singes d’hommes tombés de la vulve des mères,

 Notre pâle raison nous cache l’infini !

 Nous voulons regarder : - le Doute nous punit !

 Le doute, morne oiseau, nous frappe de son aile...

- Et l’horizon s’enfuit d’une fuite éternelle !...




Le grand ciel est ouvert ! les mystères sont morts 

Devant l’Homme, debout, qui croise ses bras forts

 Dans l’immense splendeur de la riche nature !

 Il chante... et le bois chante, et le fleuve murmure

 Un chant plein de bonheur qui monte vers le jour !...

- C’est la Rédemption ! c’est l’amour ! c’est l’amour !...




IV



Ô splendeur de la chair ! ô splendeur idéale !

 Ô renouveau d’amour, aurore triomphale

 Où, courbant à leurs pieds les Dieux et les Héros,

 Kallipyge la blanche et le petit Éros

 Effleureront, couverts de la neige des roses,

 Les femmes et les fleurs sous leurs beaux pieds écloses !


- Ô grande Ariadné, qui jettes tes sanglots

 Sur la rive, en voyant fuir là-bas sur les flots,

 Blanche sous le soleil, la voile de Thésée,

 Ô douce vierge enfant qu’une nuit a brisée,

 Tais-toi ! Sur son char d’or brodé de noirs raisins,

 Lysios, promené dans les champs Phrygiens

 Par les tigres lascifs et les panthères rousses,

 Le long des fleuves bleus rougit les sombres mousses.

- Zeus, Taureau, sur son cou berce comme une enfant

 Le corps nu d’Europé, qui jette son bras blanc

 Au cou nerveux du Dieu frissonnant dans la vague.

 Il tourne lentement vers elle son oeil vague ;

 Elle, laisse traîner sa pâle joue en fleur,

 Au front de Zeus ; ses yeux sont fermés ; elle meurt

 Dans un divin baiser, et le flot qui murmure

 De son écume d’or fleurit sa chevelure.

- Entre le laurier-rose et le lotus jaseur

 Glisse amoureusement le grand Cygne rêveur 

Embrassant la Léda des blancheurs de son aile ;

- Et tandis que Cypris passe, étrangement belle,

 Et, cambrant les rondeurs splendides de ses reins,

 Étale fièrement l’or de ses larges seins 

Et son ventre neigeux brodé de mousse noire,

- Héraclès, le Dompteur, qui, comme d’une gloire,

 Fort, ceint son vaste corps de la peau du lion,

 S’avance, front terrible et doux, à l’horizon !




Par la lune d’été vaguement éclairée,

Debout, nue, et rêvant dans sa pâleur dorée

 Que tache le flot lourd de ses longs cheveux bleus,

 Dans la clairière sombre où la mousse s’étoile, 

La Dryade regarde au ciel silencieux...


- La blanche Séléné laisse flotter son voile,

 Craintive, sur les pieds du bel Endymion,

 Et lui jette un baiser dans un pâle rayon...


- La Source pleure au loin dans une longue extase...

C’est la Nymphe qui rêve, un coude sur son vase,

 Au beau jeune homme blanc que son onde a pressé.


- Une brise d’amour dans la nuit a passé,

 Et, dans les bois sacrés, dans l’horreur des grands arbres,

 Majestueusement debout, les sombres Marbres, 

Les Dieux, au front desquels le Bouvreuil fait son nid,

- Les Dieux écoutent l’Homme et le Monde infini !


 29 avril 1870

10. Charles Cros (1842- 1888), Le coffret de santal (1873).

Ballade du dernier amour

Mes souvenirs sont si nombreux

 Que ma raison n’y peut suffire.

 Pourtant je ne vis que par eux,

 Eux seuls me font pleurer et rire.

 Le présent est sanglant et noir ;

 Dans l’avenir qu’ai-je à poursuivre ?

 Calme frais des tombeaux, le soir !...

 Je me suis trop hâté de vivre.


 Amours heureux ou malheureux,

 Lourds regrets, satiété pire,

 Yeux noirs veloutés, clairs yeux bleus,

 Aux regards qu’on ne peut pas dire,

 Cheveux noyant le démêloir

Couleur d’or, d’ébène ou de cuivre,

 J’ai voulu tout voir, tout avoir.

 Je me suis trop hâté de vivre.



Je suis las. Plus d’amour. Je veux

Vivre seul, pour moi seul décrire

 Jusqu’à l’odeur de tes cheveux,

 Jusqu’à l’éclair de ton sourire, 

Dire ton royal nonchaloir,

 T’évoquer entière en un livre

 Pur et vrai comme ton miroir.

 Je me suis trop hâté de vivre.



ENVOI



Ma chanson, vapeur d’encensoir, 

Chère envolée, ira te suivre. 

En tes bras j’espérais pouvoir

 Attendre l’heure qui délivre ;

 Tu m’as pris mon tour. Au revoir.

 Je me suis trop hâté de vivre.

11. Marcel Proust (1871- 1922), Poèmes.

Je contemple souvent le ciel de ma mémoire

Le temps efface tout comme effacent les vagues

 Les travaux des enfants sur le sable aplani

 Nous oublierons ces mots si précis et si vagues

 Derrière qui chacun nous sentions l’infini.




Le temps efface tout il n’éteint pas les yeux

Qu’ils soient d’opale ou d’étoile ou d’eau claire

 Beaux comme dans le ciel ou chez un lapidaire

 Ils brûleront pour nous d’un feu triste ou joyeux.




Les uns joyaux volés de leur écrin vivant

Jetteront dans mon coeur leurs durs reflets de pierre

 Comme au jour où sertis, scellés dans la paupière

 Ils luisaient d’un éclat précieux et décevant.


 D’autres doux feux ravis encor par Prométhée

 Étincelle d’amour qui brillait dans leurs yeux

 Pour notre cher tourment nous l’avons emportée

 Clartés trop pures ou bijoux trop précieux.


 Constellez à jamais le ciel de ma mémoire

 Inextinguibles yeux de celles que j’aimai

 Rêvez comme des morts, luisez comme des gloires

 Mon coeur sera brillant comme une nuit de Mai.



L’oubli comme une brume efface les visages

Les gestes adorés au divin autrefois,

 Par qui nous fûmes fous, par qui nous fûmes sages

Charmes d’égarement et symboles de foi.



Le temps efface tout l’intimité des soirs

 Mes deux mains dans son cou vierge comme la neige

 Ses regards caressants mes nerfs comme un arpège

 Le printemps secouant sur nous ses encensoirs.



D’autres, les yeux pourtant d’une joyeuse femme,

 Ainsi que des chagrins étaient vastes et noirs

Épouvante des nuits et mystère des soirs

Entre ces cils charmants tenait toute son âme



Et son coeur était vain comme un regard joyeux.

 D’autres comme la mer si changeante et si douce

 Nous égaraient vers l’âme enfouie en ses yeux

 Comme en ces soirs marins où l’inconnu nous pousse.



Mer des yeux sur tes eaux claires nous naviguâmes

 Le désir gonflait nos voiles si rapiécées

 Nous partions oublieux des tempêtes passées

 Sur les regards à la découverte des âmes.




Tant de regards divers, les âmes si pareilles

Vieux prisonniers des yeux nous sommes bien déçus

 Nous aurions dû rester à dormir sous la treille

Mais vous seriez parti même eussiez-vous tout su



Pour avoir dans le coeur ces yeux pleins de promesses

Comme une mer le soir rêveuse de soleil

Vous avez accompli d’inutiles prouesses

Pour atteindre au pays de rêve qui, vermeil,




Se lamentait d’extase au-delà des eaux vraies

 Sous l’arche sainte d’un nuage cru prophète

 Mais il est doux d’avoir pour un rêve ces plaies

 Et votre souvenir brille comme une fête.

12. Guillaume Apollinaire (1880-1918), Alcools (1913).

Le Pont Mirabeau

Sous le pont Mirabeau coule la Seine

Et nos amours

 Faut-il qu’il m’en souvienne

 La joie venait toujours après la peine


Vienne la nuit sonne l’heure

 Les jours s’en vont je demeure

 
 Les mains dans les mains restons face à face

Tandis que sous

Le pont de nos bras passe

Des éternels regards l’onde si lasse


Vienne la nuit sonne l’heure

Les jours s’en vont je demeure

 


L’amour s’en va comme cette eau courante

 L’amour s’en va

Comme la vie est lente

Et comme l’Espérance est violente


Vienne la nuit sonne l’heure

Les jours s’en vont je demeure
 


Passent les jours et passent les semaines

 Ni temps passé

 Ni les amours reviennent

Sous le pont Mirabeau coule la Seine

 


Vienne la nuit sonne l’heure

 Les jours s’en vont je demeure

13. Jules Supervielle, 
Les Amis inconnus, (1934).

Les chevaux du Temps

Quand les chevaux du Temps s’arrêtent à ma porte

J’hésite un peu toujours à les regarder boire

 Puisque c’est de mon sang qu’ils étanchent leur soif

Ils tournent vers ma face un œil reconnaissant

Pendant que leurs longs traits m’emplissent de faiblesse

 Et me laissent si las, si seul et décevant

 Qu’une nuit passagère envahit mes paupières

 Et qu’il me faut soudain refaire en moi des forces

 Pour qu’un jour où viendrait l’attelage assoiffé

Je puisse encore vivre et les désaltérer.

14. Boris Vian (1920-1959), Textes et Chansons.

L’évadé

Il a dévalé la colline

Ses pas faisaient rouler les pierres

Là-haut entre les quatre murs

 La sirène chantait sans joie

Il respirait l’odeur des arbres

Il respirait de tout son corps

La lumière l’accompagnait

Et lui faisait danser son ombre

Pourvu qu’ils me laissent le temps

 Il sautait à travers les herbes

Il a cueilli deux feuilles jaunes

Gorgées de sève et de soleil

Les canons d’acier bleu crachaient

De courtes flammes de feu sec

Pourvu qu’ils me laissent le temps

Il est arrivé près de l’eau

Il y a plongé son visage

Il riait de joie il a bu

Pourvu qu’ils me laissent le temps

Il s’est relevé pour sauter

Pourvu qu’ils me laissent le temps

 Une abeille de cuivre chaud

L’a foudroyé sur l’autre rive

 Le sang et l’eau se sont mêlés

Il avait eu le temps de voir

Le temps de boire à ce ruisseau

 Le temps de porter à sa bouche

Deux feuilles gorgées de soleil

Le temps d’atteindre l’autre rive

Le temps de rire aux assassins

Le temps de courir vers la femme
Il avait eu le temps de vivre.
15. Louis Aragon (1897-1982), Le roman inachevé (1956).

Je chante pour passer le temps

Je chante pour passer le temps

Petit qu’il me reste de vivre

 Comme on dessine sur le givre

 Comme on se fait le coeur content

A lancer cailloux sur l’étang

 Je chante pour passer le temps

J’ai vécu le jour des merveilles

 Vous et moi souvenez-vous-en

Et j’ai franchi le mur des ans

Des miracles plein les oreilles

Notre univers n’est plus pareil

J’ai vécu le jour des merveilles

Allons que ces doigts se dénouent

Comme le front d’avec la gloire

 Nos yeux furent premiers à voir

 Les nuages plus bas que nous

 Et l’alouette à nos genoux

Allons que ces doigts se dénouent

Nous avons fait des clairs de lune
Pour nos palais et nos statues

Qu’importe à présent qu’on nous tue

 Les nuits tomberont une à une
La Chine s’est mise en Commune

Nous avons fait des clairs de lune

Et j’en dirais et j’en dirais

Tant fut cette vie aventure

Où l’homme a pris grandeur nature

Sa voix par-dessus les forêts

 Les monts les mers et les secrets

Et j’en dirais et j’en dirais

Oui pour passer le temps je chante

Au violon s’use l’archet

La pierre au jeu des ricochets

 Et que mon amour est touchante

Près de moi dans l’ombre penchante

 Oui pour passer le temps je chante

Je passe le temps en chantant

Je chante pour passer le temps

16. Louis Aragon (1897-1982), Elsa (1959).

Un homme passe sous la fenêtre et chante

Nous étions faits pour être libres

Nous étions faits pour être heureux

Comme la vitre pour le givre

Et les vêpres pour les aveux

Comme la grive pour être ivre

 Le printemps pour être amoureux

Nous étions faits pour être libres

 Nous étions faits pour être heureux

Le temps qui passe passe passe

Avec sa corde fait des nœuds

 Autour de ceux-là qui s’embrassent

Sans le voir tourner autour d’eux

Il marque leur front d’un sarcasme

Il éteint leurs yeux lumineux

Le temps qui passe passe passe

 Avec sa corde fait des nœuds

On n’a tiré de sa jeunesse

 Que ce qu’on peut et c’est bien peu

Si c’est ma faute eh bien qu’on laisse

 Ma mise à celui qui dit mieux

Mais pourquoi faut-il qu’on s’y blesse

 Qui donc a tué l’oiseau bleu

On n’a tiré de sa jeunesse

Que ce qu’on peut et c’est bien peu.


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