Le Cas’Nard

Journal de Bernard Martial

© Bernard MARTIAL – août 2014


M. LE COMMANDANT, roman de Romain Slocombe, 2011.

mercredi 13 mars 2013, par Bernard MARTIAL

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Le 4 septembre 1942, Paul-Jean Husson, soixante- six ans, homme de lettres, membre de l’Académie française depuis 1933, Prix Renaudot 1934[1], Officier de la Légion d’honneur, Croix du combattant 1914-1918, médaille militaire, mutilé de guerre (il a perdu son bras gauche au front le 16 octobre 1918), résidant à la Villa Némésis 20 quai Verdun à Andigny[2], département de l’Eure, écrit au Sturmbannführer (Commandant) S.S. Hugo Schöllenhammer, Kreiskommandantur 10 avenue Pétain à Andigny, pour dénoncer sa belle-fille Ilse Wolffsohn.

La jeune Allemande blonde aux yeux bleus que son fils Olivier, violoniste à l’Orchestre symphonique de Paris, avait rencontrée à une réception à l’ambassade de France à Berlin lors d’une tournée et qui connaissait alors un certain succès en tant qu’actrice sous le nom d’Elsie Berger, était venue pour la première fois à Andigny en 1932, attirant la sympathie immédiate de Jeanne, la sœur d’Olivier et suscitant d’emblée l’émotion de l’auteur de l’Ode à Némésis. Olivier et Ilse s’étaient mariés en mars 1934 à l’église de la Madeleine. Seul Franz, le frère d’Ilse avait fait l’aller-retour et le 2 octobre de la même année était née Hermione, une petite fille au « teint mat, aux yeux bruns et au cheveu noir ». Puis en septembre 1938, le premier drame avait eu lieu : Jeanne s’était noyée dans la Seine[3] au cours d’une promenade en barque sur la Seine avec Ilse et Hermione et peu de temps après les médecins avaient diagnostiqué la tumeur au cerveau qui devait emporter Marguerite Husson à la fin de l’année 1939. C’est à cette époque que Paul-Jean Husson avait décidé de commander une enquête à l’agence Dardanne, rue de la Lune dans le IIe arrondissement qui devait confirmer ses craintes. Ilse Maria Wolffsohn née à Berlin le 3 avril 1913 de Thomas Wolffsohn et de Marta Leeser était juive. Elle avait dû interrompre sa carrière en 1933 en raison de sa religion.

« Une idée horrible et nouvelle ne laissait pas, cependant, de me troubler davantage : l’enfant juive- ou, plus précisément, demi-juive, mais j’ai entendu dire que, dans leurs croyances ou superstitions, cette religion se transmet uniquement par la mère- n’était-elle pas l’origine du premier de nos drames ? Ma fille adorée n’avait-elle pas péri suite à l’idée funeste d’emmener l’enfant qui s’ennuyait, faire une promenade sur le fleuve ? Et le choc de cette mort tragique n’avait-il pas, à son tour, donné naissance à la tumeur qui rongeait, maille à maille, l’intelligence et le système nerveux de mon épouse ? Notre Seigneur n’avait-il pas voulu- par cet enchaînement épouvantable, cette propagation funeste qui reflétait précisément l’envahissement de sa fille aînée, la France- nous punir du sacrilège d’avoir introduit un être impur au sein d’une honnête famille chrétienne ? » (63) Membre du Parti Socialiste National fondé en 1929 par Gustave Hervé et du Comité France-Allemagne constitué sous l’égide d’Otto Abetz en 1934 aux côtés de Ferdinand de Brinon et d’Abel Bonnard (35) Husson vouait alors une haine à Léon Blum et partageait l’antisémitisme viscérale de la droite nationale qui réclamait le retour de Pétain. Mais il aimait Ilse dont il jugeait son fils indigne « j’étais amoureux d’une Juive et cet amour affreux était impraticable » (80) Quand la guerre avait éclaté, Ilse s’était réfugiée à Andigny avec Hermione, en l’absence d’Olivier, mobilisé. Fuyant les bombardements de la sous-préfecture le 8 juin 1940, Paul-Jean Husson était parti sur les routes de l’exode avec elles (rencontrant au Mans le photographe Man Ray), partageant une troublante promiscuité, avant de rentrer à Paris puis à Andigny à la création de la ligne de démarcation.

En août 1940, Husson avait pu récupérer sa maison réquisitionnée par les Allemands en écrivant personnellement au Maréchal qu’il avait côtoyé à l’Académie, dont il partageait toutes les idées sur le rétablissement national et à qui il avait dédicacé sa Grappe mystique. On avait même songé à lui pour le Ministère de l’Information et de l’Education[4] du gouvernement Darlan à Vichy. Et puis Olivier était venu à Andigny pour faire part de ses inquiétudes au sujet de la remise en question de la naturalisation d’Ilse et pour annoncer son départ pour Londres. Le père avait traité le fils de traître, le fils avait traité le père de fasciste et les portes avaient claqué. Mais Paul-Jean Husson avait tenu sa promesse. Le préfet de police Roger Langeron avait ainsi accepté de faire disparaître le dossier d’Ilse Husson. « Cet automne, où je perdais un fils, m’apporta en contrepartie de nombreuses satisfactions. Politiques et spirituelles, d’abord : la France, qui à force d’être laïcisée se mourait, avait trouvé un nouveau Sauveur. Ayant subi l’effet désolant et tragique de ses fautes- l’oubli, le mépris des vieilles traditions françaises de vie morale, des vertus familiales-, ma Patrie voyait ses péchés pardonnés par la miséricorde de dieu. Elle se trouvait délivrée, après soixante ans, du joug radical et anticatholique, du suffrage universel et du parlementarisme, de la domination méchante et imbécile des instituteurs…. La sanction militaire se révélait appel au relèvement, promesse de régénération. » (135). En octobre 1941, l’académicien[5] avait accompagné à Weimar Marcel Jouhandeau, Pierre Drieu la Rochelle, Robert Brasillach, Ramon Fernandez et André Fraigneau et rencontré le Dr Goebbels. Entre-temps Omer Aristide Husson était né à Andigny le 19 mars 1941. Depuis le départ d’Olivier en octobre, Ilse s’était réfugiée auprès de son beau-père.

Paul-Jean Husson vivait de plus en plus mal cette atroce schizophrénie. Son antisémitisme haineux augmentait en proportion de son amour irraisonné pour Ilse. Le 13 juin 1942, il l’avait emmenée visiter le Mont Saint-Michel et l’impensable s’était produit. Ensuite, dans un second article délirant au Journal d’Andigny, Paul-Jean Husson avait dénoncé Amédée Lévy, le gardien du cimetière de la ville, le seul Juif de la ville. Ilse, rentrée précipitamment à Paris depuis les événements du Mont Saint-Michel, ne répondait plus au téléphone. Et puis, le 27 août 1942, l’Inspecteur principal adjoint Sadorski et l’Inspecteur spécial Cuvelier se sont présentées à la porte de la Villa Némésis. Le pire était à venir…

On ne racontera pas les cinquante dernières pages les plus terribles des révélations qui conduisent cet infâme sycophante à commencer sa lettre fatale, et l’horreur insoutenable des faits qui sont évoqués (quelque part dans une maison de Fleury-sur-Andelle). On ne reproduira pas non plus ici la rhétorique nauséabonde et obsessionnelle de cet antisémitisme le plus fou auquel l’écrivain prête son emphase et ses certitudes de notable. Il faut laisser ces affreux démons dans la cage de la fiction où l’auteur les a enfermés pour témoigner de la virulence de cet affreux bacille de la peste et de la haine. Au risque de les voir traîner et faire d’autres victimes. Le lecteur du roman qui a compris la démarche salutaire et douloureuse du romancier qui veut nous montrer le fonctionnement d’un cerveau atteint de deux folies (la passion amoureuse et le délire xénophobe) pour nous rappeler que les pires horreurs ne sont forcément le fait des tortionnaires et des êtres frustes mais parfois des esprits les plus cultivés et qui combattent la plume à la main[6], sait que la littérature dans son devoir de mémoire doit aussi sonder les âmes les plus noires sous les cols les plus blancs pour approcher ce qu’Hanna Arendt appelait « la banalité du mal ». Cette plongée au cœur de l’abjection est tout aussi pénible pour l’auteur que pour le lecteur. Mais ne faut-il pas savoir ce que l’homme peut faire de pire pour envisager le meilleur ?

Comme s’il fallait effectivement mettre à distance cette confession à la première personne, l’auteur feint de préciser au début que la lettre a été trouvée en 2006 dans des papiers de famille abandonnés dans une démarche de Leipzig et il nous donne à la fin un pseudo-dossier historique, en guise d’épilogue, pour nous indiquer ce que sont devenus les protagonistes de l’histoire. Le dossier est clos. Le lecteur évidemment cherche les modèles : les académiciens contemporains de Husson, Abel Bonnard et Abel Hermant, Henri Béraud, Lucien Rebatet, Alphonse de Châteaubriant, les autres participants du voyage à Weimar ou encore Brinon dont la femme née Franck, est Juive. Mais l’identification, c’est plutôt du côté d’une tragédie grecque aux accents œdipiens (dans la mythologie Hermione est la fille de la belle Hélène et Ménélas) du dilemme cornélien ou du Faust de Goethe qu’il faut la chercher. Le héraut de la pureté nationale meurt mithridatisé par le poison de l’amour incestueux et adultère qui se mêle à la haine, la lâcheté et à la folie et à l’encre noire de sa plume vénéneuse.

Le roman fait partie de la collection « Les affranchis » des éditions Nil dans laquelle il est proposé aux auteurs de rédiger la lettre qu’ils n’ont jamais écrite. En se mettant dans la peau de cet écrivain collaborationniste travaillé par sa libido et intoxiqué par une idéologie mortifère, en pastichant le style volontiers lyrique et emphatique de cet auteur daté, Romain Slocombe, que l’on connaît davantage pour son travail d’illustrateur et pour son intérêt pour le Japon, réussit une œuvre forte qui ne laisse pas indifférents.

1] Décerné en réalité à Louis Francis pour Blanc.
[2] Nom fictif mais l’on peut facilement identifier la ville des Andelys.

[3] Souvenir de Léopoldine. Husson se prend pour Hugo en parlant p. 52 de « probité candide et de voiles immaculées » mais les deux écrivains engagés ne connaîtront pas le même destin politique.
[4] Poste qu’occupera Abel Bonnard en avril 1942
[5] Il y avait bien sept écrivains dans ce Voyage d’automne dont parle François Dufay mais le septième homme était Jacques Chardonne.
[6] « Moi, je considère, personnellement, que des chroniqueurs de radio, des orateurs, des journalistes, des hommes politiques furent infiniment plus criminels que les pires ordures de la Gestapo. Certains discours, certains écrits, un certain climat et la propagande « européenne » ont entraîné dans le sillage mortel de la police allemande des hommes et des femmes dont le seul tort a été de gober ce qu’ils entendaient et lisaient. Malheureusement, les cours de justice et les tribunaux ont adopté d’autres critères. On a fusillé des tortionnaires et des tueurs, mais ceux qui les ont incités à le devenir n’ont eu en général à répondre que d’un simple délit d’opinion. »


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